Les chiffres, c'est fantastique, j'aime les chiffres. Bon, je vais pas reprendre l'intro du dernier article, vous savez que j'aime les stats, les camemberts, les boîtes à moustache (que je n'utilise jamais mais j'adore ce nom), les infographies, bla bla bla. C'est du solide, ça, les chiffres, de la vérité vraie, de l'incontestable. Héééé... non. Non, non, non. Parce qu'un chiffre, on peut lui faire dire un peu tout et n'importe quoi selon comment on l'utilise donc oui, ça permet parfois de claquer le bec des endoctrinés du grand remplacement* qui te parlent de 20 millions de Musulmans en France (5 ou 6 millions en vrai selon les derniers chiffres du Pew Research Center qui recense les gens de "culture musulmane" et non les pratiquants) mais ça se manie toujours avec précaution.
Prenez n'importe quel débat un peu politique avec des experts en expertise. Leur fleuret préféré : les chiffres. "Non mais regardez les chiffres !" et ça, c'est de l'extrême droite à l'extrême gauche. Pour un même chiffre, on va s'écharper sur les significations de ce chiffre. Un exemple flagrant : un plateau télé avec à droite (hihi) Charlotte de Machin, personne dont je n'avais jamais entendu parler et qui n'a pas trop de légitimité mais qui clame son avis drôlement fort quand même, à ma gauche Clément Victorovitch dont j'apprécie globalement les interventions, essentiellement parce qu'il ne crie pas. Car comme dirait un camarade de lycée "ce n'est pas parce que tu répètes les choses en criant qu'elles deviennent forcément vraies". Bref, je ne sais pas quel cours de yoga suit cet homme mais je veux bien les mêmes. Le chiffre est commun : deux millions d'immigrés arrivent par an sur notre sol. Mais alors que Charlotte hurle à l'invasion , Clément répond calmement "non mais la plupart, ce sont des étudiants qui repartiront, c'est faux d'additionner ces deux millions pour dire que dans 5 ans, on aura 10 millions d'immigrés supplémentaires en France". Ah et aparté de moi : je trouve toujours très intéressant les gens qui associent automatiquement immigrés et minorités visibles, on vous voit les racistes, là. Bref, les chiffres sont des faits que l'on peut orienter dans un sens ou un autre selon le message que l'on souhaite faire passer.
Mais on ne peut pas parler chiffres sans parler des sondages. Aaaaaah, les sondages. Moi, j'aime vraiment ça parce qu'en terme de prédictions autoréalisatrices, ça se pose là. Passons sur le poids des sondages qui ont fait penser Jean-Marie Le Pen au second tour, c'était y a 15 ans déjà et depuis, malheureusement, on a compris qu'avoir un Le Pen au second tour d'une Présidentielle n'est plus vraiment un accident de parcours. Mais les sondages sont un formidable outil de réassurance. C'est toujours rassurant de voir ce que pensent les gens, surtout si notre pensée est dans la majorité. Comme dirait n'importe quel politique, c'est important d'écouter les Français et tous les sondages confirment que leur préoccupation première, c'est (insérer ici le sujet de prédilection de la personne qui parle ou du thème en tête de son agenda politique). Ca marche dans l'autre sens aussi, les sondages peuvent prouver que tel sujet n'intéresse pas les Français. C'est intéressant comme on est vraiment préoccupé par pleins de sujets, nous, les Français, et on a vraiment un avis sur tout ou à peu près. SAUF QUE. En majuscule, j'aime bien. Le sondage est réalisé sur un panel avec un travail de correction de la part des enquêteurs car on sait qu'il y aura une marge d'erreur. On sait que tout le monde n'assume pas pleinement les idées les plus extrêmes ou l'inverse pour envoyer un message à moindre frais... quoi que maintenant... C'est ainsi qu'aucun sondage n'annonçait Le Pen au second tour en 2002 car les instituts de sondage avaient corrigé les résultats des enquêtes, refusant de penser qu'un Le Pen au second tour soit possible. Mais surtout un sondage est la propriété de celui qui le commande. Petite mise en situation : je suis rédac chef ou propriétaire d'un journal qui veut prôner une vie plus verte et je commande un sondage parce que je suis convaincue qu'une majorité des Français est pour un menu végétarien à la cantine. Je reçois les résultats : 40%. Ah, ça ne m'arrange pas. Bon ben... poubelle. Oui, je n'ai aucune obligation de publier ce sondage commandé. Je peux en recommander jusqu'à ce que j'obtienne le résultat que je veux ou juste oublier ce sondage et retravailler un peu mon article. Un cas de manipulation sondagière : le référendum pour la souveraineté du Québec. Les journaux pro fédération ont commandé des sondages jusqu'à obtenir le résultat désiré : une majorité de Québécois sont favorables à l'indépendance. Le parti québécois déclencha donc le référendum avec le résultat que l'on sait : 49,5%.
Et quand bien même le sondage serait un reflet assez réaliste d’un état de l’opinion à un moment T, son interprétation par les journaux est parfois un grand moment d’anthologie. Souvenez-vous “8 Français sur 10 adhèrent à la théorie du complot”. Oh my fucking god ! Je suis terrifiée, moi qui appartiens aux 20% restants, je… ah mais attendez… dans les propositions, il y a une remise en cause de la parole journalistique. Ah merde, je suis complotiste, alors ? Moi, je dis juste qu’un traitement objectif de l’information n’existe pas, je ne prétends pas que les grands patrons des médias ont leur rond de serviette à l’Elysée pour faire une conf de rédaction occulte tous les mardis soirs, hein… Je vous renvoie à cet article de Marianne et cette vidéo du Stagirite sur ce sondage, j’ai pas le temps de tout décortiquer. Et puis même, quand on voit les résultats des sondages, il nous manque souvent un contexte : quelle était la question exacte ? N’entraînait-elle pas un risque de biais (cf article de Marianne sus-cité, quelques exemples intéressants) ? Et a-t-on la date précise de la récolte des données ? Je veux dire, on va arrêter de se mentir, nous sommes tous influençables, consciemment ou non. Imaginons que je tombe sur une interview d’un.e candidat.e à la prochaine élection qui me séduit au moment X et je me dis “oui, c’est iel !”. Imaginons que cette interview très réussie soit diffusée sur une chaîne à fort audimat : deux points gagnés au minimum dans les sondages. De la même façon, un fait divers tragique va redistribuer les cartes. Bien sûr, ces événements font partie de l’analyse (tel politique gagne des points suite à …) mais le gros titre, lui, est rarement si explicite. Macron, il monte, il baisse, il a 31% d’opinion favorable, ohlala ! Le chiffre est au coeur de l’information mais son sens sera déformé selon celui qui l’utilise. Car c’est tout ce qui restera. 31% d’opinion favorable, 2 millions d’immigrés, des milliards de dettes, ce que vous voulez.
Le reste ne sera que littérature, comme on dit.
*J’ai écrit cet article avant la tuerie de la Nouvelle-Zélande, désolée pour le ton qui peut paraître un peu badin.