Et faut-il l’exprimer en toute circonstance ? Et bien pour moi, c’est un double non. Cet article devait clôturer ma série sur l’intelligence mais l’actualité vient toujours me titiller et retarder mes articles plus “hors du temps”, dirons-nous. Et encore, dans trois mois va arriver le nouveau volume “le travail est une humiliation” avec la boîte la plus toxique que j’ai pu croiser. Teasing ! Bref, on confond très souvent intelligence et culture et donc on considère, à tort ou à tort, qu’un individu intelligent doit avoir un avis étayé sur tous les sujets. Effet kiss kool : n’importe quel quidam se considérant comme plus intelligent que la moyenne va donc venir étaler ses petits avis partout. Alors que souvent, il va dire de la merde.
Quand tu es obligé d'avoir un avis
Je parlais l’autre jour de Guillaume Meurice et ces micro-trottoirs et j’établissais un fait. Les micro-trottoirs sont tordants. Dans le sens drôle mais aussi dans le sens déformant. On te tend un micro, tu acceptes de parler dedans. A partir de là, tu dois exprimer un avis, quelle que soit la question. Alors, souvent, ça donne ça “Vous aimez bien telle personnalité politique”. “Oh oui, oui, iel est très bien”.”Mais vous aimez quoi précisément chez lui ?”. Et là, ça bafouille, ça “oh bah pffff, j’y connais rien”. Et on ne va pas fustiger ces personnes. Même si, quitte à n’y rien connaître, je préfèrerais qu’elles penchent à gauche. Oui, j’ai l’impression que moins t’y “connais” en politique, plus tu te réfugies au centre-droit voire droite tout court parce que c’est conservateur. Même si les derniers sondages semblent penser que maintenant, on va carrément à l’extrême-droite. Mais je suis sûre que nous pourrions tous plaider coupable de ce genre de prise de parole. Il y a quelques politiques dont j’ai une bonne opinion sans réelle raison, finalement. Et même ceux que j’aime vraiment bien, je connais pas toutes leurs prises de position ou tous leurs programmes par coeur. Donc je pourrais facilement être prise en défaut.
Avec les réseaux sociaux, tout le monde donne son avis, à tort ou à travers
Le micro-trottoir, c’est le niveau 1 de l’avis donné sur un sujet peu maîtrisé. Le souci, c’est qu’avec les réseaux sociaux et les sections commentaires des médias, la vie est devenue un gigantesque micro-trottoir. Sur n’importe quel sujet, vous allez avoir Raymond A côté de la plaque qui va venir pondre un commentaire qui n’a rien à voir ou qui trahit une méconnaissance totale du sujet. Il y a quelques années, j’étais toujours un peu étonnée de voir des commentaires de type “on s’en fout” sur certains articles. Je veux dire, moi, un sujet dont je me fous, je me contente de ne pas le lire. De ne pas cliquer sur le lien. Non parce que le contenu de votre commentaire n’est pas une info. Le nombre de clics, d’affichages et de commentaires, par contre… Idem sur les réseaux sociaux. Hate-commenter ne fera que donner plus de visibilité au contenu puisque l’algorithme voit que ça fait réagir et va donc le distribuer à un plus grand nombre de personnes. Mais le pire chez Raymond A côté de la plaque, c’est quand il vient militer pour un sujet qui n’a rien à voir. Exemple de comm lu sous un tweet relayant un article sur l’interdiction de l’IVG en Pologne : “Le droit de l’IVG est important mais par contre l’écriture inclusive, c’est non !”. Evidemment, il n’y avait pas la moindre trace d’écriture inclusive dans le tweet. Ok, Raymond, ok…
Raymond contre les lobbies
C’est souvent difficile de savoir si Raymond A côté de la plaque est une personne qui s’est perdue sur les Internets ou s’il s’agit d’un troll. Surtout que parfois, il commente bien sur le sujet concerné mais il part dans des conneries hallucinantes à base de complots et de lobbies et de la gauche qui gouvernerait le monde. Faut être sacrément à droite pour penser ça, hein… Dans la tête de Raymond, il y a sa petite vie où il veut faire ce qu’il veut et face à lui, une palanquée de lobbies qui veulent l’empêcher de vivre sa vie comme un gros connard égoïste qu’il est. Les lobbies LGBT, du vélo, des éoliennes, le lobby féministe, antiraciste, où je ne sais quoi encore. Tous ces gens censés être aux manettes alors que… ben, on parle souvent de minorités qui ont pour seules revendications de pouvoir vivre comme les autres. De pouvoir se tenir la main dans la rue ou prendre un bus de nuit sans se faire agresser, d’avoir un salaire égal pour compétences égales… Franchement, si le lobby du vélo gouvernait le monde, les vélos prendraient la place des voitures et on aurait d’immenses trottoirs pour les piétons. Et sans doute plus aucune trottinette électrique. Le lobby féministe gouvernerait le monde, les trois-quarts des PDG seraient appelées “Madame” et la contraception serait masculine. Et le fer à repasser vendu à Monsieur. Alors que Raymond est une vision biaisée du monde, pourquoi pas ? Mais qu’il viennent l’étaler à la moindre occasion, se drapant dans sa dignité et assénant à ses contradicteurs des “m’insulte pas, petit con” alors que personne ne l’insultait, là…
On nous demande notre avis tout le temps
C’est vrai qu’on ne nous a jamais autant demandé notre avis. J’ai été community manager pendant trop d’années, je sais de quoi je parle. Et vous, à votre avis ? Pour ma part, je le donne assez peu en dehors de mes propres sphères de prise de parole. Déjà parce que 9 fois sur 10, j’ai rien à ajouter. Et si je vois une précision ou une nuance à apporter, si la vidéo ou l’article a plus de trois heures, quelqu’un l’a déjà fait. Pas besoin de moi pour en remettre une couche. Il m’arrive parfois, sur les réseaux sociaux, de jouer les snippeuses. De faire un tweet laconique pour souligner l’absurdité d’une réponse à un article. Mais j’ai pas que ça à faire non plus. Car oui, je pense que Raymond et ses amis ont sans doute beaucoup de temps à perdre pour donner leur avis en permanence, comme ça. Un avis basé sur une perception et non un savoir étayé, une expertise.
Je ne veux pas passer pour une idiote
Car c’est là où je veux en venir. Je crois qu’on a tous intuitivement un avis, quel que soit le sujet. Sauf si on nous parle d’un truc très obscur. J’ai zéro avis sur un film dont j’entends parler pour la première fois, par exemple. Ou sur une technique scientifique que je ne connaissais pas, un politique dont je n’avais jamais entendu parler. Même si, selon le côté d’où il sort, je vais avoir un à priori négatif… ou un peu moins négatif. Mais je ne vais pas forcément l’émettre, pour commencer. “Tu as vu ce qu’a dit Richard Tartempion sur les dernières tendances économiques ? C’est un député LR”. “Ah bah, il dit forcément de la merde, quel gros con”. Non. Je vais juste dire que non, j’ai pas vu car je ne connais pas ce monsieur mais vas-y, interlocuteur, exprime-toi. Surtout qu’en général, une question par “tu as vu” est un préambule pour que ton interlocuteur exprime son propre avis. En fait, je crois qu’avoir un avis s’inscrit dans la même logique de soit-disant tout savoir. On ne sait pas admettre qu’on ne sait pas. On ne sait pas admettre qu’on n’a pas d’avis, de peur de passer pour une endive insipide.
On a le droit de ne pas s'intéresser à tout
Pourtant, il est sain de ne pas avoir d’avis sur tout, surtout sur les sujets que l’on maîtrise mal. Tu veux un avis ? Penche-toi sur la question, lis quelques articles ou regarde des vidéos. Si le sujet t’intéresse, évidemment. Moi, par exemple, j’ai aucun avis sur tout ce qui touche la sphère footballistique et je ne désire pas en avoir. Pas par mépris de classe ou quoi que ce soit. Mon temps est précieux, je préfère le consacrer à des sujets qui me titillent un peu plus. Du coup, mon seul avis sur Mbappé, c’est qu’il a l’air sympa et que j’avais souri à sa vidéo où il chouine sur sa partie de Mario Kart car le jeu l’a bolosse. J’ai suffisamment joué à Mario Kart pour compatir avec toi, Killian. Et puis ne pas avoir un avis, c’est aussi laisser l’espace à la personne qui te parle de t’éclairer sur un sujet. Une petite mise en bouche qui te donnera peut-être l’envie de creuser le sujet, d’en savoir plus. Ou pas. Dans les deux cas, tout va bien.
On a le droit de se taire
Alors donc, s’il est ok de ne pas avoir un avis sur tout, est-il ok de ne pas l’exprimer en toute occasion ? Surtout quand il est pété et sorti de nulle part ? Je pense que le vocabulaire utilisé dans ma question précédente est assez éclairante, non ? Je ne comprends pas pourquoi certains voient chaque article qui passe à leur portée, chaque tweet, chaque vidéo, comme un micro tendu pour s’exprimer. Surtout si c’est pour raconter n’importe quoi. De la même façon, le fait qu’on interpelle un peu certains militants sur un sujet où ils n’ont pas réagi comme un aveu. Genre l’affaire Mila. Si j’ai pas donné mon avis au début du truc, c’est parce que je n’avais aucune idée de quoi il retournait et que la plupart des tweets étaient du genre “ces salopes de féministes qui la défendent pas.” C’est vrai, ça donne direct envie de se renseigner…
L'intelligence, c'est admettre qu'on ne sait pas tout sur tout
Pour clore sur mon histoire d’intelligence, je crois qu’on prend les choses à l’envers. D’abord parce qu’on confond beaucoup trop culture et intelligence, comme déjà dit plus haut. Il me paraît plus intelligent de ne pas exprimer un avis quand on n’en a pas ou qu’on ne l’a pas assez étayé. Ce n’est pas grave. Pour moi, il est toujours plus intelligent d’admettre qu’on ne sait pas ou qu’on n’a pas réfléchi à un sujet plutôt que de faire des claquettes pour combler une lacune. L’intelligence, c’est identifier des sujets qui nous interpellent et que l’on a envie de creuser. Pas de faire genre qu’on sait tout sur tout.