L’actualité étant à peu près aussi moche et déprimante que la météo, déconnectons-nous de toute cette furie pour parler d’une petite astuce de manipulation que j’ai pu croiser dans le monde du travail. Ou dans le monde politique, pour les quelques mois où j’ai pu y pointer mon nez. Aujourd’hui, j’ai envie de vous parler des “ateliers de co-création”, les “réflexions collectives” ou appelez ça comme vous voulez. Parce que si le nom varie, le concept reste le même. On va vous faire adhérer à un projet en vous faisant croire que c’est vous qui l’avez fait naître.
Impliquer les salariés pour les retenir
Quand j’étais community manager et toutes les variantes de ce titre, il m’arrivait de croiser des postes de community managers “en interne”. Moi, j’appelle ça RH mais peu importe. Le but de ces postes : faire en sorte que les salariés adhèrent à “la marque employeur”. Un truc comme ça. Faut dire que les RH sont souvent désemparés. Pourquoi les salariés n’arrêtent pas de partir ? Organisons des afterworks et payons-leur des babyfoots. Sérieux, j’en peux plus de ça. Tu veux que je reste dans ta boîte ? Trois notions : paye-moi bien, garantis-moi une charge de travail raisonnable, protège-moi des managers toxiques. Surtout le dernier point, en fait. Allez lire les témoignages sur Balance ton agency, ta start-up et tutti quanti. Les deux premiers, on peut faire avec mais le manager toxique, non. Jamais. Bref, les RHs vont déployer tout un arsenal pour donner envie de rester. Perso, on m’a jamais achetée avec un coca tiède ou des fraises tagada. Parmi l’arsenal des RHs pour nous impliquer : le projet commun.
Se branler la nouille en collectivité
Souvent, c’est à l’occasion d’une réorientation stratégique. Tous les salariés sont invités à créer ensemble cette agence de demain. J’ai vécu ça dans une ancienne boîte. On venait de créer une nouvelle entité dans laquelle je me suis retrouvée sans qu’on ne me demande rien. Mais on nous a vendu ça comme une opportunité de fou, je pourrais même écrire un scénario de web télé, pourquoi pas ? Oui mais du coup, je fais quoi du travail que j’ai déjà et qui me prend pas mal de temps ? Bref, le nom est choisi mais je l’aime pas, il est pourri. On nous propose de s’investir dans la comm, tout ça. Les ambitieux voyant une façon de bien se faire voir répondent présent. Et puis il y a cette réunion, hallucinante, où l’on nous présente un peu le bouzin avec un côté “imaginons la comm de lancement”. Il faut savoir que ma carrière dans la comm a toujours été côté média, pas côté créa. Je le côtoyais donc pour la première fois et j’étais sidérée par la violence du vide. Des idées de fous, sky is the limit mais… tout ce fric dépensé pour une violente séance d’onanisme ? Franchement, allez sur youporn, les gars, c’est gratuit et moins gênant.
Tu es un élément important du projet
On a voulu m’impliquer là-dedans, m’encourager à donner des idées. Mon souci principal étant que je suis pragmatique. J’ai toujours détesté les brainsto créa car ils sont souvent stériles car dès que tu proposes un truc, on le balaie d’un “non, pfff, déjà vu”. Et donc, on bute sur le “never seen before”. Tout ça pour refaire une énième caméra cachée nulle avec zoom sur des visages surpris d'une installation dans la rue. Et de toute façon, j’aime pas la pub. Ma créativité, je la mets ailleurs. Pourquoi donc me faire perdre une heure à écouter des idées délirantes, peu réalistes, et qui me donnent la sensation que ça va plus nous coller la honte que nous faire briller ? Pour me donner l’impression que je suis une pierre de ce projet. Pas la pierre mise au dessus et qu’on pourrait enlever sans mettre en péril l’édifice, non. Une pierre importante. Parce que si je suis solidement imbriquée dans ce projet, je vais pas vouloir en partir demain.
Une boîte guidée par ses salariés
Mon mec a eu la même récemment, des ateliers de réflexion sur le devenir de la boîte, ses orientations stratégiques. Je hausse les épaules quand il m’en parle “ouais, encore un truc où on vous fait croire que vous partez d’une feuille blanche alors que le chemin est bien tracé pour que vous arriviez à une conclusion prédéfinie”. Et devinez quoi ? J’avais bien vu. La liberté de parole est relative, tout est écrit pour vous amener d’un point A à un point B. L’histoire est belle, quand on l’éclaire : la direction stratégique de la boîte a été pensée par et pour les salariés. Le fait que la direction ait balisé le chemin à prendre avant n’a que peu d’importance.
On vous chuchote les idées
Je parle du monde du travail mais j’ai croisé la même en politique. J’ai participé à un atelier de rédaction de loi. Je sais plus comment ça s’appelait mais un truc du genre. Le sujet était donné en amont et voilà les militants réunis dans de grandes salles pour plancher. C’est exaltant ! On va écrire une loi, les gars. Bon, personnellement, j’ai aucune compétence en écriture de loi mais voyons ce que ça donne. En gros : une prise de parole introductive, un premier travail de suggestion avec écriture sur un tableau. Puis on se réunit en petit groupe de six ou huit pour écrire nos propositions et on remet tout ensemble par la suite. Vous noterez que le travail en petit groupe a été prémâché et qu’à la fin, il ne doit rester que trois propositions, il me semble. Celles que l’on a croisées dans plusieurs groupes et qui vont être reformulées par les légistes en place pour coller à l’écriture d’une loi. En clair : on nous a subtilement chuchoté des idées en préambule, on les a ressorties comme si on les estimait nôtre. Le tout sous les caméras du mouvement pour montrer qu’on est collectivement impliqués. Mmm.
Un bon outil de manipulation
Je suppose que dans le manuel de manipulation pour les nuls, il y a cette notion de “faire croire à quelqu’un qu’une suggestion est son idée”. Elle doit même figurer en haute place. Faut dire que c’est malin. On en revient là à la théorie de l’engagement. A partir du moment où tu as formulé une idée, une proposition, le retour en arrière est difficile. Voire impossible vu que personne ne veut admettre s’être trompé, avoir eu une mauvaise intuition ou une lecture erronée d’une situation. Pour ma part, c’est le masterpiece de la manipulation des salariés, la meilleure carte pour les faire hésiter avant de se barrer. Bien plus que tous les babyfoots et afterworks du monde. Surtout que le babyfoot, ce sont toujours les mêmes quatre glandeurs qui y jouent et les afterworks, la plupart d’entre nous s’y font un peu chier.
Fidéliser les salariés, ça coûte moins cher
Ne soyons donc pas dupes. S’il existe sans doute quelques exceptions, l’employeur ne viendra pas vous demander votre avis sur la stratégie de la boîte. Car il a déjà son idée, qu’il a été conseillé par des cabinets qui coûtent bien plus chers que vous. Et dans cet étrange début de XXIe siècle, l’argent est un maître-étalon pour tout. Plus c’est cher, plus c’est bien. Vous, on veut juste que vous ne bougiez pas trop parce que le recrutement, ça coûte cher. On veut vous fidéliser en vous faisant croire que vous êtes importants. Que la direction de l’entreprise, vous l’approuvez. Mieux, vous l’avez infléchi. Mais n’oubliez jamais : aucun taf ni aucun parti ne vous possédera jamais. Si ça vous rend malheureux et que vous avez la possibilité de fuir, n’hésitez jamais. Partez sans culpabiliser. De toute façon, avec ou sans vous, la route était déjà tracée.