Des fois, je me dis que ceux qui lisent mes articles sur le monde du travail trouvent que j’exagère, que je suis une mauvaise soldate. Et oui, pourquoi pas. Sauf que le monde du travail me rappelle sans cesse à quel point il est absurde, maltraitant. Et encouragé par tout un tas de petits soldats zélés qui ne comprennent pas le concept de rapport de domination. Donc aujourd’hui, laissez-moi vous parler de la navrante histoire de la stagiaire qui a terminé son taf à 2h du mat et des gens ne trouvant rien à en redire.
Une influenceuse business en roue libre
Je vous fais un rapide résumé. Une business influenceuse nommée Clara Gold a voulu faire un Tiktok sur la vie de sa boite, Gigi Dating. Un app de rencontre que je ne connais pas et flemme de regarder ce que c’est précisément. Clara, je n’ai pas trouvé d’où elle sortait mais vu qu’elle a fait Science Po et est partie 6 ans en Amérique latine pour bosser dans une start-up, je pressens que ses parents n’étaient pas de modestes représentants de la classe moyenne. Elle s’est déjà illustrée dans le passé dans des podcasts où on la soupçonne de pas mal pipeauter. Bref, le genre de personnages qui va forcément sortir dingueries sur dingueries.
Trois framboises glacées pour la stagiaire impliquée
Et ça ne rate pas. Episode 1, la semaine dernière, Clara décide de surfer sur la trend Franui, un produit “qui buzze sur Tiktok”. Ce sont des framboises glacées enrobées de chocolat et je parie que ça coûte une blinde. Elle se filme donc en train d’offrir les fameuses Franui à la stagiaire en expliquant que celle-ci a bossé jusqu’à 2h du mat. Enorme tollé, compte Tiktok suspendu. Clara, pensant qu’elle n’en avait pas assez fait, se fend d’un texte où elle explique que la France ne pourra jamais être une terre d’entrepreneurs car on brise ceux qui veulent vraiment travailler. Pays de feignasses et fuck le Code du travail. Génie.
Encore une entrepreneuse pas faite pour ça
L’histoire est un peu confuse quant à la réalité de cette histoire de stagiaire qui a fini à 2h du mat. Et je ne vais pas forcément parler de la réalité de ce qu’il s’est passé, vu que je ne la connais pas. D’où le mot fable dans le titre. Dans cette navrante histoire de fille de qui se veut entrepreneuse sinon rien alors qu’elle ne maîtrise pas les bails, il y a deux éléments qui m’intéressent. Un, les bourreaux de travail et deux, la “liberté” de la stagiaire de s’investir à fond.
Ton taf ne mérite pas ta santé
Sur le premier point, j’avais déjà parlé de cette glorification des bourreaux du travail lors de la nomination de Gabriel Attal, l’homme qui dort peu. Après, j’ai envie de dire que si tu t’amuses à faire un avant/après entre sa prise de poste et son départ, c’est la meilleure pub pour ne pas suivre cet exemple. Le mec a pris dix ans dans la tronche en même pas un an, ça fait rêver… Bref, on aime faire croire qu’il faut se sacrifier sur l’autel du travail pour réussir. C’est souvent un argument massue “moi, je ne compte pas mes heures, je me suis investi à fond, j’ai sacrifié ma vie…”. Alors certes mais c’est pas parce que tu fais beaucoup que tu fais bien, déjà. Sans parler du fait qu’à un moment, tu peux pas bosser 16h par jour sans finir par faire de la merde. Et puis, tu sais, dans les agences où je bossais, on finissait souvent tard… mais certains commençant à bosser à 18h, normal que leurs journées terminent pas 30 mn plus tard. Et puis pardon mais là, on parle d’une app de rencontre qui a l’air assez claquée au sol si j’en crois les avis. Pas la peine de sacrifier sa santé pour un service que d’autres proposent, au pire.
Mourir de trop bosser
J’arrive pas à croire qu’en 2024, il y ait encore ce genre de discours. Tenu par une meuf de 33 ans, hein, pas une boomeuse. Je croyais que c’était intégré que travailler longtemps n’était pas gage de qualité et qu’une vie épanouie impliquait un équilibre entre vie perso et vie pro. Qu’il faut dormir pour être en bonne santé, etc. Le pire, c’est que dans son texte de justification, Clara explique que travailler jusqu’à 2h du matin, c’est la norme aux US quand on veut réussir. Et l’infarctus à 40 ans, aussi ? Alors dans les films peut-être mais dans la vraie vie… Par contre, au Japon, là, on a des vrais bosseurs, les mecs dorment même au bureau, comme dans Comme un lundi. Ce sont tellement des dingos du travail qu’ils ont un mot pour désigner la mort des salariés décédés pour avoir trop bossé : Karoshi. On a du mal à estimer le nombre de victimes, allant d’une centaine à une dizaine de milliers par an. Grosse fourchette. On a aussi la fameuse histoire du stagiaire mort à la City à Londres après trois nuits blanches consécutives. Comme dirait le poète : “le travail, c’est la santé, ne rien faire, c’est la conserver”.
Les stagiaires veulent prouver leur valeur
Et à propos de stagiaire qui n’a pas su se ménager… Cette histoire a généré pas mal de posts LinkedIn où chacun y va de son avis. Parmi les réactions que j’ai pu lire, j’ai vu un mec balayer l’histoire d’un “bah elle fait bien ce qu’elle veut, la stagiaire, si elle veut rester jusqu’à 2h du mat”. J’aime bien ces gens qui ont une vision linéaire des choses, dépourvue de toute notion de hiérarchie ou de domination. Un peu comme ceux qui pensent qu’une jeune fille de 14 ans peut pleinement consentir à une relation avec un homme adulte, surtout si celui-ci est son professeur. Généralement, lae stagiaire est à l’orée de sa carrière professionelle. C’est un moment phare pour montrer ce que l’on sait faire. Donc oui, un·e stagiaire peut vite se montrer très impliqué·e . Iel répondra “oui” à toutes les demandes, quitte à se mettre dans la m****. Je ne suis pas condescendante sur ce point, je fais pareil alors que mon dernier stage s’est terminé il y a 18 ans.
Un stagiaire n'est pas censé occuper un vrai poste...
Il n’est pas normal qu’une personne travaille aussi tard, surtout si elle est aussi bas dans la hiérarchie. J’ai toujours considéré que si un stagiaire n’avait pas fini un travail important à l’heure de la débauche, je devais prendre le relais. Iel n’est pas assez bien payé·e pour faire des heures supp. Et puis petit rappel essentiel ici : les stagiaires ne sont pas là pour remplacer un salarié mais pour apprendre un travail. Manifestement, si la stagiaire finit à 2h du mat, c’est que Clara a besoin d’un, voire deux, salariés en plus. Et même si la stagiaire est surmotivée… Déjà est-elle réellement surmotivée ou se sent-elle obligée de rentrer dans la course à l’échalote de cellui qui a la plage horaire la plus longue ? Fun fact, à ce petit jeu, manifestement, la CEO aux framboises a perdu. Elle a même le temps d’aller acheter un gouter à sa stagiaire. Au lieu de faire son taf de manager en disant à un membre de son équipe de lever le pied. Par exemple... Même si la génération qui arrive est bien plus attentive à ses droits et à son respect de la vie privée, il reste difficile de “juste” faire ses horaires quand on te fait culpabiliser. Meme si ton stage est bien payée. J’ai eu cette conversation cet été avec une collègue où je soufflais de voir que les membres de la direction s’affirmaient tous “en vacances mais disponibles” et avaient même des meetings entre eux. Alors que je lui disais “moi, en vacances, je refuse d’être joignable”, elle me répondit, à juste titre “oui puis t’as pas leur salaire, donc bon…”
Vis pour toi
Alors, petite stagiaire qui n’existe peut-etre meme pas, écoute-moi : si tu aimes à ce point ce que tu fais, n’investis pas toute ton énergie dans la boite d’une autre personne. Surtout que la Clara, elle sonne quand meme vachement comme un Robert… Fais tes heures et rentre chez toi bosser sur un projet perso. Ne te soumets jamais à qui que ce soit. Ne sacrifie jamais ta santé pour la boîte d’une autre personne. Vis pour toi. N’annule pas une soirée parce que tu as trop de taf. Et je sais de quoi je parle : je l’ai fait. Et surprise : à la fin, ça ne m’a rien rapporté. A part une grosse, grosse fatigue. Si tu te crames à 20-25 ans, la suite va s’annoncer longue et compliquée. Surtout que là, on parle d’une app flinguée dont le meilleur avis explique que l’app est nulle pour les rencontres mais géniale pour découvrir de la musique (?). La vie, c’est loin d’être juste le travail.